CHAPITRE III
Ils cheminaient dans les hautes montagnes et les vallées encaissées de Muman. Le deuxième jour, la tempête s’était calmée mais les pluies incessantes rendaient la progression des chevaux difficile, sur un sol boueux aspirant leurs sabots comme des mains suppliantes. Plus d’une fois ils faillirent s’embourber dans des prairies marécageuses et durent mettre pied à terre pour tirer les bêtes hors de ces pièges invisibles à l’œil nu. Le ciel, d’un gris maussade et menaçant, ne s’était jamais entrouvert sur la splendeur d’un ciel d’automne. Les nuages bas noyaient le ciel et la terre d’une même lumière blafarde. Le vent, qui gémissait dans la cime des arbres où les feuilles avaient presque disparu, ne parvenait pas à disperser les nappes de brouillard.
Fidelma était triste et transie. Malgré sa mante de laine rêche et sa capuche rabattue sur ses yeux, le froid la pénétrait jusqu’à la moelle des os et elle ne sentait plus ses doigts engourdis dans les gants de cuir crispés sur les rênes de son cheval.
Depuis leur départ de l’auberge où ils s’étaient arrêtés pour déjeuner, elle n’avait pas adressé la parole à son compagnon. Plus d’une heure s’était écoulée. Absorbée par le cours de ses pensées, tête baissée dans l’air glacial, elle surveillait le pas de l’alezan qui grimpait la côte d’une colline.
Devant elle, Cass, le jeune guerrier, lui aussi étroitement enveloppé dans une lourde cape à col de fourrure, montait avec une aisance étudiée. Un bref sourire passa sur les lèvres de Fidelma. Elle le soupçonnait de surveiller son allure pour faire bonne figure à ses yeux. Il n’aurait pas convenu à un membre de la garde du roi de Muman, un corps d’élite, de trahir des faiblesses devant la sœur de l’héritier présomptif. Elle ne ressentait pas de sympathie particulière pour le jeune homme, qui lui inspirait cependant une certaine compassion quand il s’autorisait à frissonner sous l’effet de la fatigue et du mauvais temps, mais uniquement quand il se croyait à l’abri des regards de sa compagne de voyage.
En arrivant au sommet de la colline rocheuse après une pénible ascension sur un chemin tortueux, le vent les frappa au visage. Fidelma respira à pleins poumons l’air iodé qui annonçait la proximité de l’océan.
Cass tira sur les rênes de sa monture et attendit que Fidelma le rejoigne. Puis il pointa du doigt les collines boisées et, au-delà, la plaine ondulante qui disparaissait dans les brumes. En Irlande, Dieu seul savait où finissait la terre et où commençait le ciel...
— Nous devrions atteindre l’abbaye de Ros Ailithir avant la nuit, annonça Cass. Devant vous s’étendent les terres des Corco Loígde.
Fidelma se figea. Son frère lui avait bien précisé que les rois d’Osraige venaient des Corco Loígde, mais elle n’avait pas réalisé que l’abbaye de Ros Ailithir se situait sur le territoire du clan. Simple coïncidence ? Elle ne savait pas grand-chose sur eux, sinon qu’ils comptaient parmi les clans les plus célèbres du royaume de Muman et avaient la réputation d’être un peuple fier et ombrageux.
— Comment s’appelle cette colline ? demanda-t-elle.
— Long Rock, répliqua Cass. Le point le plus haut avant la mer. Avez-vous déjà visité l’abbaye ?
Fidelma secoua la tête.
— C’est la première fois que je mets les pieds dans cette partie du royaume, mais on m’a raconté que l’abbaye avait été édifiée au bord d’un bras de mer.
— Oui, dans cette direction, Ros Ailithir est située au sud.
Il avait à peine terminé sa phrase qu’une rafale de vent lui coupa la respiration.
— Et maintenant, on ferait mieux de repartir, ma sœur, car ici nous sommes très exposés.
Il engagea son cheval dans le chemin et Fidelma lui laissa prendre une longueur d’avance avant de l’imiter.
Le temps défavorable avait rendu leur voyage fort pénible et Fidelma n’avait pas trouvé grand réconfort dans la compagnie de Cass. Il n’avait pas beaucoup de conversation et Fidelma s’en voulait de le comparer sans cesse au frère Eadulf de Seaxmund’s Ham, dont elle avait tant apprécié la présence à Whitby et à Rome. Bien qu’il lui en coûtât, elle dut se rendre à l’évidence : elle éprouvait une curieuse impression d’isolement, qui lui rappelait étrangement la mélancolie qu’elle avait ressentie en se séparant d’Eadulf à Rome avant de regagner sa terre natale. Autant l’admettre, le moine saxon lui manquait. Ce n’était pas très charitable pour le pauvre Cass...
Le guerrier taciturne lui avait néanmoins appris qu’il était entré au service de Cathal de Cashel dès le jour où il avait atteint l’« âge du choix », et quitté la maison de son père pour se mettre au service du roi. Fidelma jugea que son savoir laissait à désirer. Avant de devenir un guerrier, ou tren-fher, il avait étudié dans l’une des académies militaires de Muman. Il s’était brillamment distingué lors de deux campagnes, et on lui avait confié le commandement d’un bataillon de trois mille hommes, ou catha, dans l’armée du roi en temps de guerre. Pourtant, Cass n’était pas le genre à se vanter de ses exploits. Une modestie qui plaidait en sa faveur. Avant de quitter Cashel, Fidelma avait mené sa petite enquête et découvert qu’il avait remporté sept combats singuliers au service de Muman. Cela expliquait son appartenance à l’ordre du Collier d’or et son titre de champion du roi.
Alors qu’elle guidait sa monture sur le sentier escarpé et tortueux, le vent semblait tourner autour d’elle, la prenant de plein fouet ou la poussant par-derrière. Le temps qu’ils arrivent au pied de la colline, les rafales s’étaient un peu calmées et, à l’ouest, Fidelma remarqua un rai de lumière dans le ciel.
Cass sourit en suivant son regard.
— Demain les nuages se seront dissipés, annonça-t-il d’un air confiant. Le vent du sud-ouest nous a apporté l’orage et, maintenant, le beau temps va revenir.
Fidelma allait répondre quand, dans la direction diamétralement opposée, un détail attira son attention. Elle crut d’abord qu’il s’agissait d’un reflet de la lumière du soleil perçant les nuages... mais dans quoi se réfléchissait-elle ? Il lui fallut quelques secondes pour comprendre.
— Regardez, Cass, un incendie ! s’écria-t-elle.
Cass se tourna vers les collines, le sourcil froncé.
— Il y a là un petit village – je m’y suis arrêté il y a six mois – qui s’appelle Rae na Scríne, le saint suaire de la rase terre. Il compte une douzaine de masures ainsi qu’une cellule religieuse, mais que signifie cet incendie ? Allons voir ce qui se passe.
Fidelma hésita, car sa mission exigeait qu’elle rallie Ros Ailithir au plus vite et, devant son indécision, Cass manifesta des signes d’impatience.
— Ce village est situé sur notre route, ma sœur. La cellule est occupée par une jeune religieuse du nom d’Eisten et elle est peut-être en danger.
Fidelma rougit. Elle connaissait ses devoirs. Seules ses obligations envers le royaume de Muman l’avaient un instant retenue. Piquée par les remontrances de Cass, elle enfonça sans un mot ses talons dans les flancs de son cheval.
Ils chevauchèrent en silence jusqu’à une colline boisée qui dominait le hameau de Rae na Scríne. Depuis la route, ils voyaient brûler les maisons. Les flammes s’élançaient vers le ciel et des débris étaient projetés dans les airs au milieu d’épaisses colonnes de fumée aspirées par le vent. Fidelma tira sur les rênes de l’alezan et Cass s’immobilisa près d’elle. Des hommes couraient çà et là, des épées et des torches à la main. Des incendiaires, selon toute évidence. Avant que les deux cavaliers aient eu le temps de réagir, un hurlement les avertit qu’ils avaient été repérés.
Fidelma se tournait vers Cass pour lui suggérer la fuite quand, derrière eux, deux hommes sortirent de la forêt en bordure de route. Ils étaient armés d’arcs et de flèches et les visaient directement. Aucune parole ne fut échangée. Cass croisa le regard de Fidelma et haussa les épaules. Il ne leur restait plus qu’à attendre tandis que trois des hommes qui avaient mis le feu au village grimpaient avec célérité la pente de la colline pour les rejoindre.
— Qui êtes-vous ? hurla leur chef, un gros bonhomme au large visage cramoisi, barbouillé de boue et de charbon.
Excité, le casque de guerre de travers, il avait lâché sa torche et brandissait une épée. Vêtu d’une cape de laine fourrée, il arborait la chaîne en or de sa fonction et ses yeux d’un bleu délavé étincelaient du feu de la bataille.
— Qui êtes-vous ? beugla-t-il à nouveau. Que cherchez-vous ici ?
Dominant sa peur, Fidelma le toisa, imperturbable.
— Je suis Fidelma de Kildare, Fidelma des Eóganachta de Cashel. Et vous, qui êtes-vous donc pour arrêter ainsi des voyageurs et vous adresser à eux sur ce ton courroucé ?
Les yeux de l’homme s’agrandirent. Il avança d’un pas pour examiner la religieuse avec attention, puis se tourna vers Cass.
— Et vous ? Vous ne m’avez pas répondu !
Il avait posé la question d’un ton rogue, pour bien marquer que le titre de Fidelma ne l’impressionnait guère. Le jeune guerrier entrouvrit les pans de sa cape, mettant ainsi en évidence son collier d’or torsadé.
— Je suis Cass, champion du roi de Cashel, lança-t-il avec une arrogance dédaigneuse.
L’homme au visage rougeaud recula d’un pas et, d’un signe, ordonna à ses hommes d’abaisser leurs armes.
— Alors occupez-vous de vos affaires. Partez d’ici et ne vous retournez pas.
— Que se passe-t-il ? interrogea Fidelma avec autorité, désignant les maisons incendiées en contrebas.
— La malédiction de la peste jaune. Nous avons purifié cet endroit par le feu. Et maintenant, disparaissez.
— Où sont passés les habitants de ces lieux ? À quels ordres obéissez-vous ? Je suis dálaigh de la cour des brehons et sœur de l’héritier présomptif de Cashel. Parle, ou tu pourrais bien avoir à répondre de tes actes devant les brehons de Cashel.
L’homme cligna des yeux, surpris par la voix claire et coupante de la jeune femme. Il avala sa salive et la fixa comme s’il n’en croyait pas ses oreilles.
— Les rois de Cashel n’ont aucun ordre à donner sur les terres des Corco Loígde. Nous obéissons à notre chef de clan, Salbach.
— Salbach est le vassal du roi de Cashel, intervint Cass.
— Nous sommes très loin de Cashel, répliqua l’homme, et je vous ai prévenus que la peste jaune avait contaminé cet endroit. Fichez-moi le camp avant que je donne l’ordre à mes hommes de tirer.
Il se tourna vers les archers qui levèrent leurs arcs, cordes tendues et flèches pointées sur les jeunes gens.
Le visage de Cass se ferma.
— Mieux vaut obéir, Fidelma, murmura-t-il. Il suffit que le doigt d’un de ces imbéciles glisse et la flèche trouvera sa cible. A quoi bon discuter avec ces hommes ?
Fidelma fit faire demi-tour à sa monture et suivit Cass à contrecœur, mais dès qu’ils eurent contourné la colline, elle le rattrapa et posa la main sur son bras.
— Retournons sur nos pas, l’adjura-t-elle avec fermeté. Le feu et l’épée pour traiter un village atteint de la peste ! Quel chef de clan approuverait un acte aussi barbare ? Je ne partirai pas d’ici avant de savoir ce qui est arrivé à ces gens.
Cass lui jeta un regard dubitatif.
— Je vous le déconseille, ma sœur. Nous courons un grand danger. Si j’avais un ou deux hommes avec moi, ou même si j’étais seul...
Fidelma poussa une exclamation de mépris.
— Ne laissez pas mon sexe ou mon habit de religieuse vous impressionner, Cass. Je suis prête à affronter tous les périls avec vous. À moins que la peste ne vous effraie ?
— J’étais inquiet pour vous et votre mission, répliqua-t-il avec un grand calme et une froideur marquée. Mais si vous l’exigez... Cependant, mieux vaut attendre un peu. Ces guerriers ont sûrement prévu notre réaction et ils m’inquiètent davantage que la peste. Repérons les lieux et cherchons un endroit qui nous permettra d’observer les alentours.
Fidelma se rendit à regret à ses raisons car cette stratégie était la plus raisonnable.
Une heure plus tard, ils se cachaient derrière un buisson en lisière des maisons qui brûlaient toujours. Les constructions en bois crépitaient, s’effondraient sur elles-mêmes dans des gerbes d’étincelles. Bientôt, le hameau serait réduit à un tas de braises. L’homme au visage apoplectique et ses acolytes avaient disparu. Dans le ronflement des flammes, on n’entendait pas un seul bruit trahissant une présence humaine.
Fidelma se redressa et tira sur le tissu de sa coiffe qu’elle se mit devant le visage afin de se protéger de la fumée.
— Où sont passés les habitants ? demanda-t-elle, sans attendre vraiment de réponse de la part de Cass, qui fixait d’un air perplexe ce qui restait de la douzaine de masures.
C’est alors qu’elle vit les corps entre les maisons. Des hommes, des femmes et des enfants. La plupart avaient été abattus avant la destruction de leurs foyers. Ils n’étaient certainement pas des victimes de l’épidémie.
— La chaumière de sœur Eisten était par ici, dit Cass d’une voix enrouée. Elle s’occupait aussi d’un orphelinat et d’une petite auberge pour les voyageurs. J’y ai passé la nuit quand je voyageais dans ces contrées, il y a environ six mois de cela.
Il la mena un peu à l’extérieur du village où ils tombèrent sur une construction édifiée près d’une source jaillissant d’un trou d’eau et ruisselant sur un rocher. L’auberge, construite en pierres, tenait encore debout, mais le toit de bois, les portes et les meubles avaient été consumés. Il n’en restait que des cendres brûlantes.
— Quelle horreur ! murmura Cass, les bras ballants. Des gens assassinés et aucun signe de peste, voilà une énigme peu ordinaire.
— Une vengeance ? hasarda Fidelma. Des représailles contre une action entreprise par ces agriculteurs ?
Cass haussa les épaules en signe d’ignorance.
— Quand nous arriverons à Ros Ailithir, nous enverrons, au nom de Cashel, un messager au chef de clan de ce pays pour qu’il s’explique sur cet abominable forfait.
Fidelma tomba d’accord avec lui. Puis elle regarda le ciel avec regret. S’ils ne repartaient pas immédiatement pour l’abbaye, ils ne parviendraient jamais à destination avant la nuit qui ne tarderait pas à tomber.
Les pleurs d’un nouveau-né les firent sursauter.
Fidelma jeta un bref coup d’œil autour d’elle pour tenter de localiser l’origine du bruit, mais Cass s’était déjà élancé, dévalant une pente qui menait à l’orée d’un bois, derrière l’auberge.
Fidelma le suivit.
Elle distingua un mouvement dans un buisson et vit Cass se pencher, et attraper un petit être humain qui se mit à hurler et à se tortiller sous la poigne du guerrier.
— Dieu nous vienne en aide ! murmura Fidelma.
L’enfant, sale et déguenillé, n’avait pas plus de huit ans.
Quelqu’un bougea dans un buisson un peu plus loin et une jeune femme émergea de la forêt. Son visage plein et rond était maculé de suie et de terre. Ses yeux exprimaient une terreur sans nom. Elle berçait contre elle un bébé tandis que deux petites filles aux cheveux cuivrés qui se ressemblaient comme deux sœurs s’accrochaient à ses jupes. Derrière elle se tenaient deux garçons aux cheveux noirs, visiblement choqués et terrorisés.
La jeune femme, revêtue d’un habit de religieuse, n’avait pas vingt ans et le bébé ne dissimulait pas tout à fait un grand crucifix assez particulier, plus romain qu’irlandais, incrusté de pierres semi-précieuses. Elle tremblait de tous ses membres.
— Sœur Eisten ! s’écria Cass. Ne craignez rien, c’est moi, Cass de Cashel. Je me suis arrêté à votre auberge il y a six mois. Vous vous rappelez ?
La jeune religieuse le regarda d’un air absent et secoua la tête. Puis elle se tourna vers Fidelma et, peu à peu, commença à respirer plus librement.
— Vous n’êtes pas avec Intat ? demanda-t-elle d’une voix brusque, fixant Fidelma de ses grands yeux sombres. Vous n’appartenez pas à sa bande ?
— J’ignore tout de cet ignoble Intat. Je suis sœur Fidelma de Kildare et je me rendais avec mon compagnon à l’abbaye de Ros Ailithir.
La jeune femme fondit en larmes.
— Ils... ils sont partis ? hoqueta-t-elle entre deux sanglots.
— Oui, ils ont disparu, la rassura Fidelma qui tendit les bras pour la soulager du bébé.
— Donnez-moi cet enfant et racontez-nous ce qui s’est passé.
Sœur Eisten recula brusquement, serrant le nourrisson contre elle.
— Non ! Surtout ne nous touchez pas !
— Pourquoi donc ? Nous ne pouvons pas vous aider si nous ne savons pas ce qui s’est passé.
Sœur Eisten la contempla de ses grands yeux expressifs.
— C’est la peste, ma sœur, murmura-t-elle. Nous avions la peste au village.
Inconsciemment, Cass, qui maintenait un des jeunes garçons contre lui, desserra son étreinte et il lui échappa.
— Donc ils ne mentaient pas. Il s’agissait bien d’une épidémie, murmura Fidelma.
— Plusieurs en sont morts au cours des dernières semaines. Grâce à Dieu, j’ai été épargnée, mais d’autres ont péri.
— Y en a-t-il parmi vous qui sont malades ? s’enquit Cass en étudiant les enfants avec anxiété.
Sœur Eisten secoua la tête.
— Mais Intat et ses hommes n’en avaient cure. Ils nous auraient tous tués si on ne s’était caché.
— Ils ont massacré même les gens bien portants ? s’écria Fidelma, horrifiée. Mais qui est cet Intat ?
Sœur Eisten, visiblement en état de choc et au bord de la crise de nerfs, répondit par un flot de larmes. Puis, à force d’encouragements et de paroles rassurantes, elle recouvra sa voix :
— Il y a trois semaines, la peste a fait son apparition. Quelques personnes sont mortes. Et maintenant, des trente âmes qui demeuraient ici il ne reste plus que nous.
Le regard de Fidelma passa du bébé, à peine âgé de quelques mois, aux deux fillettes rousses et au petit garçon blond qui s’était échappé des bras de Cass et se tenait maintenant derrière sœur Eisten. Ils devaient avoir environ neuf ans. Il y avait aussi deux garçons plus âgés, peut-être douze et quinze ans. Des frères, probablement. Puis Fidelma se concentra à nouveau sur la jeune religieuse dont on devinait la nature généreuse et maternelle, malgré les horribles tourments qu’elle traversait.
— Essayez de nous expliquer plus en détail ce qui s’est passé, ma sœur, insista gentiment Fidelma. Vous confirmez que cet homme, Intat, a tué des personnes en bonne santé et incendié le village ?
Sœur Eisten fit un violent effort pour se ressaisir.
— Nous n’avions pas de guerriers pour nous protéger, reprit-elle. Nous n’étions que de pauvres fermiers. J’ai d’abord cru que nos assaillants, effrayés par le mal qui risquait de s’étendre aux villages voisins, voulaient nous conduire dans les montagnes afin qu’on ne les contamine pas. Et là le massacre a commencé. Ces hommes ignobles semblaient prendre un plaisir particulier à tuer les jeunes enfants.
Elle poussa un gémissement à fendre l’âme.
— Tous les hommes du village étaient-ils morts ? demanda Cass. Personne n’a tenté de vous défendre ?
— Quelques-uns ont essayé, mais que pouvaient-ils contre une douzaine de guerriers armés jusqu’aux dents ? Ils ont été passés par l’épée. Intat et ses sbires...
— Ce nom revient sans cesse dans votre bouche. Qui est donc cet Intat ?
— Un chef local.
— Un chef local ! Et il a osé incendier un hameau et exterminer ses habitants ?
— Je suis parvenue à rassembler quelques enfants et à les entraîner dans la forêt, reprit sœur Eisten qui sanglotait à nouveau en revoyant le carnage.
Fidelma poussa un cri d’impuissance.
— Quel crime atroce a été commis ici, Cass ? dit-elle en contemplant les maisons qui continuaient de brûler.
— Pourquoi quelqu’un n’a-t-il pas été trouver le bó-aire, le magistrat local, pour demander protection ? s’étonna Cass, visiblement très ébranlé par le récit de la religieuse, dont le visage se tordit en une grimace de désespoir.
— Intat est le bó-aire de cet endroit ! Il siège au conseil de Salbach, le chef de clan des Corco Loígde.
Puis elle lança d’une voix lugubre :
— Et maintenant que vous avez entendu ce récit de l’enfer et que vous savez que nous avons été exposés à la peste, laissez-nous périr dans les montagnes et poursuivez votre chemin.
Fidelma secoua la tête.
— Notre destin est maintenant le vôtre. Vous allez nous accompagner à Ros Ailithir, puisque ces enfants n’ont plus de famille pour les nourrir.
— Oui, ils sont seuls au monde. Je les avais pris sous ma protection à l’orphelinat dont je m’occupais.
— Alors en route.
Cass parut soucieux.
— Ros Ailithir est encore loin.
Il baissa la voix.
— Et le père abbé vous en voudra peut-être d’exposer l’abbaye à la peste.
Fidelma leva les yeux au ciel.
— Nous y sommes tous exposés et on ne peut la réduire en cendres. Il ne sert à rien de se cacher, acceptons la volonté de Dieu. Et maintenant il se fait tard, pourquoi ne pas rester ici cette nuit ? Au moins nous aurons chaud.
À cette suggestion, sœur Eisten protesta avec véhémence.
— Et si Intat et ses hommes revenaient ? s’écria-t-elle.
Cass tomba d’accord avec elle.
— Elle a raison, Fidelma. Mieux vaut déguerpir de crainte qu’ils ne fassent une ronde dans les parages. Si ce bourreau réalise qu’il y a des survivants, il voudra achever le carnage.
Fidelma céda à ses objections.
— Alors ne tardons pas. Nous chevaucherons aussi loin que nous le pourrons.
— Mais Intat a emmené nos ânes, gémit Eisten, qui étaient nos seules montures.
— Très bien, les enfants iront à cheval et nous à pied. Nous tiendrons le bébé à tour de rôle. Pauvre ange, qu’est-il arrivé à sa mère ?
— Elle me l’avait confié juste avant qu’Intat ne la tue.
— Il répondra de ses actes devant Salbach, le chef de clan. En tant que bó-aire, il sait très bien à quoi il s’expose. Il ne perd rien pour attendre, s’exclama Fidelma dont le regard reflétait une dureté inflexible et une détermination sans faille.
Tandis qu’elle organisait leur expédition, Cass observa Fidelma avec le plus grand respect. Elle aida les enfants à grimper sur les bêtes tout en les réconfortant avant de prendre le bébé contre elle afin de soulager sœur Eisten. Elle priait en silence pour que la religieuse recouvre ses esprits après une épreuve dont personne ne pouvait sortir indemne. Seul le plus jeune des deux adolescents aux cheveux noirs, frappé de stupeur, refusa de les suivre. Il semblait incapable de sortir du cauchemar qu’il venait de vivre. Son frère aîné le prit à part et parvint à le persuader de se joindre à la petite troupe. Puis il insista pour marcher aux côtés des adultes car, selon ses propres termes, il approchait de l’« âge du choix ». Fidelma accepta la décision de l’enfant au visage triste et grave. Enfin, ils se mirent en route pour l’abbaye. Cass implorait Dieu de leur épargner le retour d’Intat et de sa sinistre cohorte.
Cass comprenait néanmoins les raisons qui poussaient certains villageois à se retourner contre leurs semblables. La peste jaune dévastait des communautés entières, non seulement dans les cinq royaumes d’Éireann mais au-delà de ses rivages, d’où on racontait que la maladie était originaire. Cass savait aussi que, devant la loi, la terreur suscitée par ce mal incurable n’excusait en aucun cas le comportement d’Intat et de ses hommes. Brûler et assassiner par crainte de la contagion était impardonnable. Mais il savait aussi qu’Intat n’apprécierait guère, en tant que bó-aire, qu’un rapport sur ses exactions atteigne Cashel, car alors il devrait passer en jugement. Convaincu qu’ils seraient tenus dans l’ignorance de ses sinistres agissements, le forban l’avait laissé filer avec Fidelma. Mais si par malheur Intat comprenait qu’ils étaient revenus sur leurs pas et avaient découvert des survivants à son horrible massacre, il voudrait éliminer les témoins. Mieux valait fuir au plus vite.
Il admirait la témérité de la jeune sœur de Colgú. Sans elle, jamais il ne se serait approché d’aussi près des enfants. Pour faire bonne figure, il avait dominé sa peur et obéi à ses ordres.
Fidelma bavarda tout au long du chemin, parlant de tout et de rien, pour tenter de détourner les enfants des images qui les hantaient. Elle demanda à sœur Eisten d’où elle tenait le remarquable crucifix qu’elle portait, et sœur Eisten lui confia qu’elle avait effectué un pèlerinage de trois ans. Fidelma s’étonna, car elle la trouvait bien jeune pour avoir connu une telle expérience mais, à vingt-deux ans, Eisten était plus âgée qu’elle ne le paraissait. Elle avait voyagé avec un groupe de religieuses jusqu’à la ville de Bethléem et s’était rendue sur les lieux mêmes de la naissance du Seigneur. Afin de faire diversion, Fidelma l’encouragea à conter ses aventures.
Mais son esprit était ailleurs. Ils s’étaient lancés dans une expédition qui la préoccupait davantage que d’être entrée en contact avec des personnes peut-être contagieuses. Ces deux derniers jours, elle s’était plainte du froid et de l’humidité mais, au moins, elle avait les pieds au sec. Maintenant, elle pataugeait dans la boue et la neige à moitié fondue, prenant garde de ne pas tomber tout en serrant le bébé dans ses bras. Le nourrisson ne cessait de hurler et de se contorsionner. Dans le demi-jour, Fidelma avait constaté le jaunissement très net de sa peau et il avait le front brûlant, mais elle ne dit rien de crainte d’alarmer les autres. Plus d’une fois, elle trébucha sur des pierres et se rattrapa juste à temps.
— Sommes-nous encore loin de Ros Ailithir ? demanda-t-elle alors qu’ils cheminaient péniblement depuis déjà deux bonnes heures.
— Il nous reste encore sept miles à parcourir, répondit sœur Eisten, mais la route est difficile.
Fidelma serra les dents. Le jour baissait, la nuit allait tomber et, pour comble de malchance, un épais brouillard se leva. Ils ne distinguaient plus rien. Le temps ne s’était pas amélioré, comme Cass l’avait pourtant prédit.
La mort dans l’âme, Fidelma proposa une halte.
— Nous n’y arriverons jamais, il faut trouver un abri avant la nuit, dit-elle à Cass.
Une horde de loups choisit cet instant pour hurler à l’unisson dans les collines. Une des petites filles se mit à pleurer, poussant des gémissements plaintifs qui bouleversèrent Fidelma. Les deux sœurs aux cheveux cuivrés s’appelaient Cera et Ciar, le petit blond, Tressach, et les deux adolescents, des frères comme elle l’avait tout d’abord supposé, Cétach et Cosrach.
Sans un mot, Cass tendit les rênes de son cheval à Cétach, le plus âgé des garçons. Fidelma entendit des brindilles qui craquaient sous les pas de Cass, qui jurait à mi-voix dans l’obscurité tout en cherchant du bois sec pour confectionner des torches.
— Connaissez-vous un endroit, près d’ici, où nous pourrions trouver refuge ? demanda Fidelma à sœur Eisten.
La jeune religieuse secoua la tête.
— Nous allons chercher un lieu sûr dans la forêt et là nous allumerons un feu et essaierons de dormir un peu, dit Cass.
Fidelma hocha la tête en soupirant. Peut-être auraient-ils mieux fait de rester au village car la nuit glaciale risquait d’être fatale aux enfants mais, d’un autre côté, ils n’avaient pas vraiment eu le choix.
— Les enfants n’ont rien mangé depuis ce matin, fit remarquer sœur Eisten d’une petite voix.
Fidelma se lamenta intérieurement.
— Nous n’avons rien pris avec nous, répondit-elle d’un ton léger. Il nous faut d’abord nous sécher, nous penserons à la nourriture plus tard.
Le regard aiguisé de Cass repéra assez rapidement une petite clairière dissimulée au milieu de grands arbres, et un buisson qui, si on se glissait à l’intérieur, faisait pratiquement office de tente, protégeant de ses ramures un sol recouvert de brindilles et d’aiguilles de pin.
— On dirait que ce fourré nous attendait ! s’exclama Cass.
Fidelma crut le voir sourire dans l’obscurité.
— Je vais attacher les chevaux et faire une flambée. Avec mon croccán, ma bouilloire, nous pourrons même boire une tisane chaude. Vous et sœur Eisten, allez mettre les enfants à couvert.
Il marqua une pause et ajouta en haussant les épaules.
— C’est le mieux que nous puissions faire.
Fidelma acquiesça.
Une demi-heure plus tard, Cass avait allumé un feu et posé dessus son croccán rempli d’eau. Fidelma y ajouta des herbes qui, leur dit-elle, étaient souveraines contre les effets du froid. Elle se demanda si Cass ou Eisten savaient qu’une infusion de feuilles et de sommités fleuries de drémire buí était utilisée pour prévenir la peste jaune. Les enfants se plaignirent de l’amertume de la mixture mais personne ne fit d’autre commentaire tandis que le breuvage passait de main en main. Bientôt, ils s’endormirent d’un sommeil agité, recrus de fatigue.
Cass alimentait les flammes avec les branchages qu’il allait ramasser aux alentours. Trop humides, ils sifflaient et crachaient, mais diffusaient suffisamment de chaleur pour les réchauffer.
— Nous partirons aux premières lueurs de l’aube, annonça Fidelma. Si nous marchons à vive allure, alors nous arriverons à l’abbaye en milieu de matinée.
— Cette nuit, nous ferons des tours de garde, dit Cass. Intat et ses hommes rôdent peut-être encore dans les parages et puis il faut entretenir le feu. Je prendrai le premier tour.
— Et moi le second.
Elle resserra sa mante autour de ses épaules en frissonnant.
Ce fut une longue nuit mais, hormis les loups qui hurlaient au loin et des cris d’animaux nocturnes, rien ne vint troubler leur campement.
Quand ils se réveillèrent dans la lumière blême du petit matin, ce fut sœur Eisten qui découvrit le cadavre du bébé, mort pendant la nuit. Personne ne fit allusion à son teint jaune.
Cass creusa une tombe peu profonde avec son épée, et, entourées des enfants éplorés, sœur Fidelma et sœur Eisten psalmodièrent une prière tandis qu’ils enterraient le petit corps. Sœur Eisten avait oublié le nom du nourrisson et, malgré tous ses efforts, elle ne put se le rappeler.
Le temps que s’achève cette triste cérémonie, les nuages s’étaient dissipés dans le ciel d’un bleu de cristal. Il faisait toujours très froid mais les prédictions de Cass s’étaient réalisées.